Profs: nerfs à vif!
Par Laurence Debril (L'Express.fr du vendredi 17 avril 2009)
Insultés, moqués, poussés à bout, ils sont de plus en plus nombreux à craquer. En cause, la violence, mais aussi le manque de soutien de leur hiérarchie. Où en est-on du modèle de l'école comme premier lieu de socialisation?
Il ne veut surtout pas être cité. La peur d'être stigmatisé, encore une fois. D'être puni par sa hiérarchie, aussi. Philippe (1) enseigne depuis plus de trente ans en lycée professionnel, dans l'académie de Besançon. Un jour, pour la énième fois de sa carrière, il demande à un élève d'ôter son baladeur en cours."Fils de pute!", lui répond le lycéen. Qui se voit infliger une exclusion définitive... avec sursis.
"Les lycées sont devenus des pétaudières, on se prend des oeufs sur la tête, on ne peut plus se retourner sous peine de recevoir des projectiles et on n'est pas toujours soutenu par sa hiérarchie, qui veut surtout ne pas faire de vagues..." Il raconte les pneus crevés, les menaces proférées par des "grands frères" après une mauvaise note, les crachats, les pleurs en salle des profs, l'école transformée en "garderie sociale" pour des jeunes qui ne croient plus du tout aux vertus de la connaissance, mais affirment, bravaches, que plus tard ils veulent faire "cassos" - pour cas social... - et toucher les allocations.
Pour certains, le ressentiment se termine par un suicide
Philippe est amer et "va bosser à reculons". Pour d'autres, le ressentiment se termine, de manière beaucoup plus tragique, par un suicide. Impossible d'avoir des statistiques fiables à ce sujet ou sur les dépressions. Mais les profs semblent aller de plus en plus mal. Ils sont stressés, fatigués, dorment mal et travaillent beaucoup; on les prend pour des privilégiés, eux se sentent méprisés. Personne ne peut les comprendre, estiment-ils, à moins "d'en être".
"Structurellement, le métier d'enseignant est difficile, explique Françoise Lantheaume, chercheur et auteur de La Souffrance des enseignants (PUF). Ils ont affaire à une "pâte vivante" qu'il est très dur d'intéresser. Ils sont jugés en permanence, par leur classe, les collègues, les parents, la hiérarchie, sur des critères fluctuants. Ils doivent toujours tout négocier avec les élèves, les notes, les devoirs... Ils ont aussi un sentiment d'inutilité et d'impuissance : quels que soient les efforts que ces professeurs sont amenés à déployer, certains enfants ne progresseront jamais."
C'est ce que le chercheur nomme la "souffrance ordinaire". De nombreux ouvrages donnent des clefs pour l'apprivoiser: le Manuel de survie à l'usage de l'enseignant (L'Etudiant) aborde tous les cas critiques, du chewing-gum collé dans la serrure pour la vingtième fois de l'année à l'impossibilité de boucler un programme. 10 000 exemplaires ont déjà été vendus.
"On a aucun droit, mais beaucoup de devoirs"
Plus inquiétante est la "souffrance extraordinaire", qui se développe d'une manière alarmante. Elle est décrite par Véronique Bouzou, prof de lettres en région parisienne, dans Ces profs qu'on assassine (Jean-Claude Gawsewitch). "Certains d'entre nous sont en situation de maltraitance", prévient-elle. A la suite du suicide d'un collègue, elle a décidé d'enquêter sur le désarroi croissant de sa profession."L'école est à l'image de la société, de plus en plus violente. Mais on a retiré au prof les moyens de se battre: on n'a aucun droit, mais beaucoup de devoirs."
Et de décrire des élèves qui arrivent en conseil de discipline avec un avocat. Des proviseurs qui prennent un prof pour "fusible", afin de ne pas déplaire aux parents ni nuire à la réputation de leur établissement. Les profs se sentent seuls. Et - souvent - ils le sont."On n'ose même pas tout raconter. Il y a toujours, sous-jacente, l'idée que, si vous avez des problèmes dans votre classe, vous êtes sans doute responsable. Alors, on se tait. C'est chacun pour soi." Jusqu'au jour où, à bout, on craque.
Voilà sans doute pourquoi La Journée de la jupe, de Jean-Paul Lilienfeld, avec Isabelle Adjani, qui met en scène une prof de lettres prenant sa classe en otage avec un pistolet, remporte un tel succès auprès des enseignants - à l'inverse d'Entre les murs, palme d'or 2008, de Laurent Cantet.
Le film de Lilienfeld, bien qu'un peu caricatural, brise plusieurs tabous. Il montre un prof qui lit le Coran à ses élèves, pour tenter d'en désamorcer l'interprétation intégriste, mais aussi pour se faire accepter. Un autre, apeuré, qui refuse de porter plainte alors qu'il a été frappé. L'héroïne, elle, s'obstine à travailler en jupe pour défier la misogynie de ses élèves. La Journée de la jupedécrit un quotidien très dur, un univers qui s'est créé ses propres règles, où chacun navigue à vue."La réalité peut dépasser la fiction. En vérité, souvent, le prof retourne l'arme contre lui...", affirme Véronique Bouzou. L'école est devenue un terrain d'affrontements. Elle est censée être le premier lieu de socialisation.
(1) Le prénom a été modifié